La première dame du crime racontée par une grand journaliste française

 

agathaIl est des rencontres si heureuses qu’on les pourrait croire prédestinées. Ainsi de celle de Camille Galic avec Agatha Christie. La première a fait très jeune la connaissance de la romancière anglaise. C’était en 1954. Elle venait de remporter le premier prix de version latine et avait déjà pris contact, à travers Kipling et Jerome K. Jerome, avec la littérature anglo-saxonne, avant de dévorer L’Homme au complet marron et Rendez-vous avec la mort. Découverte déterminante. Quant à la « Première dame du crime », disparue en janvier 1976, il lui aura fallu presque quatre décennies de purgatoire pour trouver enfin, en sa fidèle lectrice, une biographe à sa hauteur.

Non que l’auteur du Meurtre de Roger Ackroyd, livre plébiscité l’an dernier comme « meilleur roman policier de tous les temps » par l’Association britannique des auteurs de romans policiers, ait vraiment connu ce qu’il est convenu d’appeler le purgatoire. Sa gloire posthume n’a jamais pâli. Elle reste l’un des auteurs les plus lus au monde. Ses œuvres sont périodiquement rééditées, adaptées pour la télévision, le cinéma. Au théâtre, sa pièce La Souricière a établi, en 2012, le record du monde de la pièce la plus jouée pour avoir tenu l’affiche soixante ans durant sans la moindre interruption. Enfoncés, Ionesco et sa Cantatrice chauve !

 Bref, une véritable institution. De Dame Agatha, telle qu’en respectable représentante de la gentry anglaise devenue écrivain à succès l’éternité la change, on croyait tout connaître. D’autant que son autobiographie, publiée à Londres l’année qui suivit sa mort, semblait rendre caduque toute velléité de recherche. En apparence, pas le moindre coin d’ombre, pas le plus petit mystère susceptible de nourrir une enquête, fût-elle seulement littéraire.

 Or voici que l’essai de Camille Galic bouscule les perspectives. Celle-ci projette sur la statue que l’on croyait à jamais figée une lumière qui la ramène à la vie. Sous sa plume, ressuscite une femme bien plus complexe et, pour tout dire, bien moins conformiste que l’on ne croyait. Une femme passionnée, portant sur le monde de son temps un regard lucide, quitte à professer des opinions très peu conformes sur des sujets aujourd’hui tabous. Le chapitre intitulé « Réac voire ultra ? », celui qui aborde la question des races ou le néo-nazisme, pour lequel elle éprouve une « fascination-répulsion », autant de questions brûlantes qui ne sont pas esquivées, mais replacées dans le contexte de l’époque.

 En d’autres termes, sa biographe échappe à la tentation commune qui consiste à considérer le passé à travers le prisme – ou les lunettes déformantes – du présent. Les idées reçues n’en sortent pas indemnes. Qu’il s’agisse de mœurs ou de politique, de morale ou de religion, de racisme, d’antisémitisme, tous sujets si étroitement balisés qu’on ne saurait les aborder en s’écartant, même d’un iota, des dogmes imposés par la doxa actuelle, on s’aperçoit que celle qu’on appelait « l’Impératrice du crime » avait des convictions pour le moins sulfureuses qui lui eussent valu les foudres des censeurs. Un seul exemple, assez grotesque pour être emblématique de la pruderie de mise : ses Dix petits nègres, rebaptisés aujourd’hui aux Etats-Unis And Then There Were None, autrement dit S’il n’en restait qu’un

 Cette faculté d’empathie, voire d’étroite connivence, assez rare pour être soulignée, suppose, de l’auteur et de son œuvre, une connaissance exhaustive. Camille Galic a tout lu de ce qui touche de près ou de loin à son sujet. L’œuvre, bien entendu, qu’elle analyse avec finesse, démêlant les influences et les sources d’inspiration, retraçant la genèse des romans, établissant des passerelles avec les circonstances de leur composition. Sans oublier les prédécesseurs et les « héritières abusives ». A ce titre, son essai, qui brosse un vaste panorama, apparaît d’ores et déjà  comme un ouvrage de référence.

 Quant à la vie privée, aux amours heureuses ou malheureuses, au divorce, à la mystérieuse disparition qui défraya la chronique (c’était en 1926 et son premier mari, Archibald Christie, venait de lui annoncer sa décision de se séparer d’elle), à la rencontre avec celui qu’elle épousera en dépit de leur différence d’âge, Max Mallowan, et à leur passion commune pour les voyages et l’archéologie, tout cela, et les incidences sur l’inspiration de la romancière, est présenté et analysé avec une précision, une vérité psychologique telles qu’on en retire l’impression d’une osmose entre l’écrivain et sa biographe.

 Comme si, par-delà les années, la seconde posait elle-même ses pas dans ceux de la créatrice d’Hercule Poirot et de Miss Marple. Itinéraires, et pas seulement géographiques, qui se croisent et se rejoignent, à l’image de leur découverte de la Rhodésie, ce « pays des Anglais heureux ». Sans parler d’une vision du monde dont les similitudes n’échapperont pas aux familiers des écrits de l’une et de l’autre.

Comment, enfin, ne  pas souligner l’alacrité du style qui fait de la lecture de cette biographie non seulement une stimulation intellectuelle, mais un plaisir constants ? Elle donne envie de relire les romans de « la femme à laquelle le crime aura le plus rapporté depuis Lucrèce Borgia », comme disait, paraît-il, Churchill. Impossible, désormais, de considérer celle-ci avec le même regard.

 Jacques Aboucaya

 Camille Galic, Agatha Christie. Editions Pardès, collection « Qui suis-je ? », décembre 2013, 128 p., 12 €.

 Article extrait du blog  Salon littéraire 

 

 

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