Un temps de laideur

Texte de Marie Piloquet dans le supplément littéraire de Présent.

 

“Les derniers jours”

En clair-obscur 

Le monde contaminé de l’art contemporain ne l’aime guère. Brièvement rédacteur en chef dans les années 1970 d’une revue avant-gardiste, Jean Clair est vite revenu de ces mirages et a magistralement prédit, avec Considérations sur l’état des beaux-arts, il y a déjà trente ans, le naufrage de l’art français tel qu’on nous le vend – ce qui ne l’a pas empêché d’être par la suite directeur du musée Picasso et commissaire de prestigieuses expositions. Aujourd’hui l’académicien publie, à 73 ans, Les derniers jours. 

Non pas les siens. Mais ceux du monde qu’il a connu et qui l’a forgé. Loin d’une démonstration, c’est la confession inquiète, l’intuition plurielle de quelque chose qui s’en va et qui, peut-être, ne reviendra pas. Son intimité, sa famille, son éducation, il ne les dévoile pas par nombrilisme : le souvenir singulier devient le support, au fil des pages, d’une réflexion sur la société et sur l’homme qui, on le pressent, s’y perd. Il tombe le masque et avec le recul et la sagesse de l’âge, analyse cette « déconstruction » qui s’impose à son regard. 

Une laideur immense

Ses attaques sont fermes et trahissent l’inexorable. Il parle de « dissolution » et de « barbarie ». Et accroche, en épigraphe, les mots du roman d’Anatole France : « Le grand peuple pingouin n’avait plus ni tradition, ni culture intellectuelle, ni arts… Il y régnait une laideur immense. » Quel meilleur exemple que cet Art où « la puanteur fécale et cadavérique [est devenue] le signe de la distinction des esthètes et des amateurs »… 

Tout y passe. L’Ecole, sous l’égide d’une France qui méconnaît son histoire et méprise sa culture, a déserté « le pays de la Connaissance » et lui a retiré « le goût de transmettre ». Il pleure un peuple disparu, celui des campagnes françaises qui retournent à leur « sauvagerie » originelle, et évoque avec émotion son quartier de Pantin où le 9.3. n’était pas encore prévisible. Seul, parle encore le Capitaine Nemo, tout droit sorti de ses lectures d’enfance, de ces livres solitaires qu’en bons paysans ses parents cachaient dans la grande armoire normande. 

Après « le meurtre du Père » qu’incarne pour Jean Clair Mai 68, « le mariage prétendument pour tous » est venu, à son tour, conclure celui de la Mère. Sans compter « ces horreurs post-hitlériennes, l’eugénisme et l’euthanasie, qui sont en train de se mettre en place ». La Nation va pouvoir disparaître. Nous sommes les invités accidentels de cette « lugubre party dans laquelle se termine ce monde, moitié Nef des Fous et moitié Titanic ». 

Le monde veut du moderne

Et pas n’importe lequel. Celui qui rétrécira au mieux le moi intérieur, « à chaque instant observé, décrit et dénoncé par quelque Mediapart », en lui faisant croire à l’« éternel printemps du Consensus », parmi les « fêtes ininterrompues des minorités ». Celui qui brisera toutes les frontières, « plus de race, plus de sexe, plus de genre », et fabriquera un citoyen idéal « pur producteur et parfait consommateur, sans amour et sans lien ». 

L’essentiel est d’être fidèle au mythe inégalé de la transparence. « Plus un coin d’ombre : le juste n’a rien à cacher. Et le méchant devient vertueux du fait même qu’il sera en quelque sorte placé sous le regard de Dieu. » Quoi qu’il fasse par derrière… Mais il pousse des cornes à cet homme à jamais innocent, symbole éloquent du Flower Power des années 1970 : « à force de nier le Mal l’angélisme finit par célébrer les attributs du Malin ». 

Trésors d’en haut 

A cette nouvelle gnose, Jean Clair oppose une riche réflexion sur le christianisme. L’Eglise a beau être parfois salie de l’irruption de l’avant-gardisme dans ses propres murs, elle n’en reste pas moins le terreau originaire de l’art le plus riche et le plus haut. Alors, « comment ne pas considérer (…) que la beauté est la mesure de la vérité, et, par conséquent, de la foi ? ». Elle qui a vu confiée « à un enfant, un nouveau-né, la capacité de recommencer le monde », conserve une transcendance insolente et majestueuse. Ultime pied de nez à ce monde décrépit, qui reconduit Jean Clair dans la pénombre de la basilique Saint-Marc, à l’instant même de la messe, loin des hordes de touristes. C’est un fait, et Dostoïevski est là pour nous le rappeler, « l’homme ne peut conserver forme humaine qu’aussi longtemps qu’il croit en Dieu ». 

Désespéré, Jean Clair ne l’est pas. Il récuse toute nostalgie. Son malaise est réel, profond, son désarroi immense. Mais « il y a une aurore au bout de la nuit ». Et peut-être une génération qui s’apercevra de l’abîme où on la veut la précipiter, qui verra les trésors qu’on veut lui ravir. Qui voudra « habiter le monde autrement qu’en sauvage »… Puisse-t-il dire vrai !

MARIE PILOQUET

 

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